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Ismaïliah Rayeh Gaye
 

Histoire du Canal de Suez


 
 

Le canal de Suez, une histoire plurimillénaire
Philippe Conrad
Historien. Directeur de séminaire au Collège Interarmées de Défense

De la réalisation du canal – à l'initiative et sous l'impulsion de Lesseps – à l'enfoncement de la ligne Bar Lev par les forces égyptiennes du général Ghazli lors de la guerre du Kippour de 1973, en passant par l'échec de Rommel en 1942 et par l'issue malheureuse de l'expédition franco-anglaise de 1956, l'isthme de Suez est demeuré l'un de ces lieux géographiques majeurs où se jouent le sort des conflits ou la prospérité du monde. Étroitement lié aux millénaires de l'histoire égyptienne, il a constitué, pendant plus d'un siècle, l'une des clés de l'ordre mondial. Philippe Conrad évoque pour nous l'histoire de l'isthme et du canal de Suez.

Le premier canal, une réalisation pharaonique utilisée jusqu'en 776

« Le grand mot, "Je suis venu apporter non la paix mais la guerre", a dû se présenter à votre esprit. L'isthme coupé devient un détroit, c'est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusque-là aux embarras du monde ; vous en avez créé un second, bien plus important que l'autre car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure : il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l'occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l'avenir… » C'est en ces termes qu'Ernest Renan accueillait Ferdinand de Lesseps à l'Académie française le 23 avril 1885. Paroles prophétiques si l'on considère ce que furent les destinées du canal de Suez, trait d'union entre l'Orient et l'Occident de l'ancien monde, voie décisive sur la route des Indes en même temps qu'enjeu économique et stratégique de premier ordre pour les puissances européennes. Les apports alluviaux de la branche pélusiaque du Nil – la plus orientale du delta du fleuve – et un relèvement du fond méditerranéen lié aux mouvements tectoniques affectant la longue fracture qui va des grands lacs africains aux vallées du Jourdain et de l'Oronte expliquent la formation assez récente, au regard de la longue durée des temps géologiques, de l'isthme qui sépare aujourd'hui la Méditerranée de la mer Rouge. Durant l'Antiquité, les eaux de celle-ci s'étendaient encore, par un golfe profond d'une soixantaine de kilomètres, jusqu'à hauteur des actuels lacs Amers. Parfaitement plat au nord marécageux de l'isthme et encadré au sud par les massifs du Sinaï (à l'est) et du Djebel Ataka (à l'ouest) – ce qui explique la présence des couches de calcaire dur qui constituèrent, lors du percement, le seul obstacle sérieux – le terrain dans lequel fut creusé le canal se révéla tout à fait favorable, surtout si l'on songe aux conditions autrement difficiles rencontrées lors de la réalisation ultérieure du canal de Panama.

Dès l'époque pharaonique, plus précisément dès le Moyen Empire, une liaison fut réalisée entre le cours du Nil et la mer Rouge et l'on sait que sous le Nouvel Empire, notamment sous la XIXe dynastie illustrée par le grand souverain que fut Ramsès II, un canal se détachait du Nil à Bubaste, l'actuelle Zagazig, pour relier le cours du fleuve au Grand Lac Amer qui, à cette époque lointaine, était encore ouvert sur la mer Rouge. Les accumulations dunaires isolèrent bientôt le lac et le pharaon Néchao – souverain de la Basse Époque célèbre pour avoir, selon la tradition rapportée par Hérodote, ordonné une première circumnavigation de l'Afrique – entreprit de rétablir la liaison, sans pouvoir réaliser ce projet finalement mis en œuvre à l'époque de l'occupation perse. Selon Hérodote, le canal « avait assez de largeur pour que deux trirèmes pussent s'y croiser » et la durée du parcours s'étendait sur quatre jours. Cette voie d'eau revêt ensuite une grande importance à partir du règne de Ptolémée Philadelphe, l'un des grands rois lagides qui, en créant à Arsinoë – sur l'emplacement de l'actuelle Suez – un port très actif, contribua au développement du commerce entre l'Égypte hellénistique et les rives de la mer Rouge et de la mer d'Oman. Abandonné par les derniers souverains lagides, le canal est ensuite restauré par Trajan à l'époque où le trafic de la « mer Érythrée » contribue à la fortune de l'Égypte romaine. Négligé par les Byzantins, il est remis en état au VIIe siècle, peu après la conquête arabe, puis fermé en 776 sur l'ordre du calife abbasside de Bagdad, qui désire sans doute favoriser la route commerciale terrestre vers le golfe Persique. Il faudra attendre onze siècles la réouverture de cette voie de passage qui avait contribué, durant la majeure partie de l'Antiquité, à la prospérité de l'ancien Orient.

Dès Louis XV, l'ouverture vers la mer Rouge revêt pour la France un intérêt tant politique qu'économique

Abandonnée tout au long du Moyen Âge par les souverains fatimides, ayyoubides ou mameluks qui se succèdent en Égypte, l'idée d'un canal permettant le franchissement de l'isthme de Suez suscite un nouvel intérêt au XVIe siècle, après que les Portugais ont ouvert, par le cap de Bonne-Espérance, une nouvelle route maritime des Indes. Celle-ci permet de contourner l'obstacle constitué par l'Orient ottoman mais ruine le commerce levantin de Venise ou de Marseille et l'on voit le doge de la République Sérénissime, mais aussi le pape Sixte-Quint encourager des projets qui demeureront sans lendemain. L'idée n'en demeure pas moins et l'on verra Leibniz suggérer la réalisation d'une telle entreprise, encouragée également par les agents consulaires français en Orient, soucieux de réduire la durée des liaisons entre l'Inde et l'Europe. Sous Louis XV, le marquis d'Argenson appelle de ses vœux la réalisation d'un « canal commun à tous les chrétiens » et, malgré le désastreux traité de Paris qui, en 1763, ne laisse aux Français que quelques comptoirs dans l'Inde, les dernières années de l'Ancien Régime voient se confirmer l'intérêt pour l'Égypte de Louis XVI et de ses agents. Montigny en 1776, Choiseul-Gouffier l'année suivante, Volney en 1783-1784, reviennent de leurs voyages en Orient avec la conviction qu'il faut recreuser un canal partant du bras oriental du Nil. En 1790, les marchands et armateurs marseillais s'adressent à l'Assemblée constituante pour lui faire valoir l'intérêt que présenterait l'ouverture de la mer Rouge aux navires français, ce qui permettrait de « faire du Caire l'entrepôt des Indes orientales et de renverser la puissance commerciale élevée par les Anglais au Bengale… » Ces projets préparent évidemment l'expédition d'Égypte de 1798. Celle-ci comporte d'autres causes mais les raisons économiques et commerciales demeurent, ce que confirme Talleyrand, ministre des Relations extérieures du Directoire, quand il écrit que « la reprise de la route de Suez influerait sur l'Angleterre de manière aussi fatale que la découverte du cap de Bonne-Espérance influa sur les Gênois et les Vénitiens dans le XVIe siècle. Si la France possède la route de Suez, peu importe en quelles mains restera le cap de Bonne-Espérance ». Les instructions données par le Directoire au jeune général Bonaparte révèlent la place accordée à la dimension commerciale de l'expédition puisqu'il reçoit l'ordre de « détruire les comptoirs anglais en mer Rouge, de couper l'isthme de Suez et de prendre toutes mesures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française. » « Couper l'isthme » implique d'étudier la « faisabilité » de la réalisation d'un canal et – en compagnie de Berthier, de Caffarelli, de l'amiral Gantheaume et de l'ingénieur Le Père – le commandant de l'expédition d'Égypte pousse une reconnaissance dans ce but jusqu'à Suez en décembre 1798. Le Père rendra en 1803 son rapport à celui qui sera devenu entre-temps le Premier Consul. Il conseille le rétablissement d'une liaison à partir du Nil et ne croit pas à la possibilité d'un canal reliant directement la Méditerranée et la mer Rouge dans la mesure où il suppose – à tort – qu'il existe une différence de niveau entre ces deux mers.

Ferdinand de Lesseps, une énergie communicative et une imagination débordante

Les choses vont avancer au XIXe siècle, en raison de la croissance continue du commerce des Indes, de la trop grande lenteur des liaisons réalisées par la route du Cap et de la présence à la tête de l'Égypte de Mehmet Ali, un souverain réformateur et moderniste conscient de l'intérêt que peut présenter pour son pays la présence d'une voie commerciale aussi vitale pour les grandes puissances économiques du temps. Les Anglais préfèrent pendant longtemps recourir à un transbordement par voie ferrée entre Suez et Alexandrie, alors que les Français, à la suite du comte de Saint-Simon, le prophète du nouvel « État industriel », tiennent à un canal permettant l'écoulement de flux de marchandises autrement importants que celui assuré par la voie ferrée. Parti en Égypte en 1833, Prosper Enfantin, devenu le chef de file de la curieuse secte saint-simonienne, étudie sur place pendant quatre ans les possibilités de réalisation du projet. Il faut cependant attendre 1846 pour voir se constituer une Société d'études pour la réalisation du canal de Suez, société dans laquelle se retrouvent Enfantin, Paulin Talabot, mais aussi le fils de Stephenson, l'inventeur de la locomotive ferroviaire. Ils retiennent toujours l'idée d'un canal partant du Nil mais le « grand chambardement » de 1848 remet à plus tard la réalisation du projet. Tout change à partir de novembre 1854, avec l'arrivée à Alexandrie de Ferdinand de Lesseps, qui vient soumettre au khédive Mohammed Said son propre projet de canal reliant directement la Méditerranée à la mer Rouge. L'essor du commerce oriental rend alors très urgente la création de la voie d'eau, le transbordement ferroviaire par l'Overland road ne pouvant plus absorber le volume du trafic. Formé lui aussi à l'école des saint-simoniens, Lesseps n'entend pas agir pour le compte de la seule France mais dans un cadre résolument international, toutes les grandes puissances économiques – dont l'Angleterre en premier lieu – étant directement concernées par la réalisation du canal. La construction de celui-ci ne peut plus apparaître, comme cela eût été le cas à l'époque de l'expédition d'Égypte ou lors de la crise franco-anglaise qui oppose Thiers à Palmerston en 1840, comme l'instrument d'une politique anti-britannique. Beaucoup l'ont compris en cette époque qui a vu fleurir en 1848, l'espace de quelques mois, le « printemps des peuples ».

Après une vive hostilité, l'Angleterre entre dans la Compagnie du canal

Lamartine explique ainsi que « l'Angleterre fera brûler sa dernière voile avant de permettre que la puissance française lui ferme directement ou indirectement Suez… Quel est l'intérêt de l'Humanité dans la question d'Orient ? C'est que la Méditerranée, le grand lac, non pas français, mais européen, mais international, redevienne le théâtre et le véhicule d'une incalculable circulation de commerces et d'idées. C'est, en seconde ligne, que l'immense Empire indien et la Chine, rapprochés de cinq mois de route par Suez et par la découverte de la vapeur, se renouent à l'Europe par l'Asie Mineure et l'Afrique, et constituent ainsi la grande unité de l'univers politique, industriel et religieux… » Ces phrases expriment parfaitement l'esprit qui anime Lesseps, personnage hors du commun dont l'activité et l'énergie n'ont d'égal que l'ampleur de son imagination. Né en 1805, allié par sa mère espagnole à l'impératrice Eugénie de Montijo, il est issu d'une famille de diplomates. Proche – comme bon nombre des grands décideurs économiques du milieu du XIXe siècle – du milieu saint-simonien, il a représenté la France à Tunis, Alexandrie, Barcelone et Madrid avant d'occuper à Rome le Palais Farnèse, au moment où a triomphé l'insurrection qui débouche sur la création de la République romaine que le Corps législatif français élu en 1849 décide de faire disparaître pour restaurer sur les rives du Tibre le pouvoir pontifical. Suspecté de sympathies pour Mazzini et le pouvoir républicain, il est mis en disponibilité et peut ainsi mettre à profit le temps libre dont il bénéficie pour se pencher, dans son manoir berrichon de La Chesnaie, sur le projet de construction du canal de Suez.

En septembre 1854, l'accès au trône de Mohammed Saïd – l'un des fils de Mehmet Ali avec qui Lesseps s'était lié d'amitié à l'époque où, en 1832, il était consul à Alexandrie – va lui faciliter la tâche. Invité par le nouveau khédive à se rendre en Égypte, il n'a guère de peine à le convaincre de l'intérêt que présenterait pour lui la construction du canal. Par le firman du 30 novembre 1854, l'ancien diplomate se voit confier la mission et le pouvoir exclusif de constituer et de diriger une « compagnie universelle » pour le percement de l'isthme et l'exploitation du canal reliant les deux mers. Les bénéfices devaient être partagés dans la proportion de 15 % au gouvernement égyptien, de 10 % aux fondateurs et de 75 % aux actionnaires. La durée de la concession était fixée à quatre-vingt-dix-neuf ans à partir de l'ouverture de la voie d'eau, le gouvernement égyptien devant ensuite se substituer à la compagnie moyennant, pour le matériel et les infrastructures qu'elle lui abandonnerait, le versement d'une indemnité fixée arbitralement. Dès le début de 1856, Lesseps et les ingénieurs Mougel et Linant présentent leur projet de canal direct de la Méditerranée à la mer Rouge.

L'épineuse question égyptienne

Il faut cependant l'accord de la Sublime Porte mais le Sultan subit les pressions de l'Angleterre où Palmerston est résolument hostile au projet. Lesseps ne veut plus attendre et décide d'aller de l'avant dès 1858. Les grands banquiers, notamment les Rothschild, ne consentent à s'engager qu'après s'être assurés des commissions astronomiques sans prendre évidemment le moindre risque. Qu'à cela ne tienne, Lesseps s'adresse directement au public et réunit rapidement plus de vingt-cinq mille souscripteurs convaincus de l'intérêt de l'entreprise. Sur son conseil et bien que l'hostilité de la presse anglaise ne se démente pas, Mohammed Saïd décide de se passer de l'autorisation du gouvernement ottoman dont la suzeraineté sur le khédive demeure surtout théorique. Le premier coup de pioche est ainsi donné le 25 avril 1859. Vingt mille fellahs sont réquisitionnés par l'administration égyptienne et, dès le 18 novembre, les eaux de la Méditerranée atteignent celles du lac Timsah, au nord du tracé du futur canal. Mohammed Saïd meurt en janvier 1863 mais son successeur, le khédive Ismaïl, ne remet rien en cause, bien que son ministre des affaires étrangères, Nubar Pacha, soit une créature de l'Angleterre. Saisie de soudaines préoccupations humanitaires, la presse britannique dénonce alors avec vigueur le recours au travail forcé dont sont victimes les malheureux fellahs égyptiens, ce qui entraîne une suspension temporaire du chantier. Celui-ci redémarre cependant dès 1864, avec des ouvriers recrutés aux quatre coins du bassin méditerranéen mais qu'il faut maintenant payer, ce qui accroît évidemment très sérieusement le coût de l'entreprise.

L'autorisation finalement accordée en 1866 par le gouvernement ottoman lève cependant les dernières incertitudes et les travaux ne s'arrêteront plus, jusqu'à l'inauguration solennelle célébrée le 17 novembre 1869. L'impératrice Eugénie, l'empereur d'Autriche, le prince de Galles, le Kronprinz de Prusse et bien d'autres personnalités de premier plan participent à la fête que constitue l'ouverture des cent soixante-quatre kilomètres de la nouvelle voie d'eau. Condamnés à être beaux joueurs, les Anglais ne peuvent que constater le succès d'une entreprise qu'ils ont tant décriée. Le Times fera d'ailleurs amende honorable en juillet 1870, lors d'un voyage à Londres de Lesseps, en constatant que celui-ci « arrive dans un pays qui n'a rien fait pour le canal de Suez et qui, cependant, depuis qu'il est ouvert, l'a fait traverser par plus de navires que toutes les nations du monde réunies. C'est ce pays qui lui fournira la presque totalité des dividendes que ses actionnaires encaisseront. Que ce soit la compensation offerte par nous pour les torts que, primitivement, nous avons pu avoir. » En fait, les Anglais vont suivre de près les destinées du canal car la simple reconnaissance de l'égalité commerciale avec les autres puissances ne saurait leur suffire. L'importance qu'ils accordent à la route des Indes doit les conduire, selon eux, à revendiquer un statut plus favorable, qu'ils parviendront rapidement à obtenir. En novembre 1875, les difficultés financières rencontrées par le khédive le conduisent à vendre les 177 000 actions de la compagnie qu'il possédait – sur les 400 000 constituant le capital initial, majoritairement souscrites en France. Prompt à saisir cette opportunité, le Premier ministre britannique, Benjamin Disraëli, bénéficie en cette circonstance de l'appui immédiat de la banque Rothschild, ce qui lui permet d'agir rapidement sans attendre le vote du Parlement ; il achète les précieuses actions et introduit ainsi en force l'Angleterre dans la Compagnie du canal. Le condominium financier que Paris et Londres établissent ensuite sur les finances du khédive engendre en Égypte une vive agitation nationaliste, qui débouche en 1882 sur la révolte militaire conduite par Arabi Pacha et, le 11 juin, sur le massacre d'une soixantaine d'Européens à Alexandrie. Un mois plus tard, la flotte anglaise bombarde Alexandrie et, en septembre, les forces britanniques débarquent et dispersent à Tell-el-Kébir les troupes d'Arabi Pacha. Dans le même temps, le gouvernement Freycinet était réduit à l'impuissance par l'opposition farouche des radicaux qui, conduits par Clemenceau, se déclaraient hostiles aux « aventures coloniales ». Contre l'avis de Gambetta et de l'amiral Conrad, commandant de la division navale du Levant, le gouvernement fait le choix de l'inaction et fournit ainsi à l'Angleterre une occasion inespérée de prendre le contrôle de l'Égypte où elle s'empresse de faire occuper militairement la zone du canal. Demeurée passive, la France – dont les actionnaires conservent cependant un poids indéniable dans la compagnie – est la grande perdante de la crise et, selon les diplomates britanniques, elle n'est plus en mesure de se voir reconnaître « une situation privilégiée en Égypte ». Le nouveau gouvernement Duclerc eut beau annoncer qu'il « reprenait sa liberté d'action », Freycinet put ironiser en remarquant que le terme de « liberté d'inaction » eût été plus juste… La « question égyptienne » empoisonnera ensuite les relations franco-anglaises – notamment lors de l'affaire de Fachoda en 1898 – jusqu'à la conclusion en 1904 de l'Entente cordiale, négociée au prix du troc Maroc-Égypte par lequel Londres laissait aux Français les mains libres dans le royaume chérifien.

Une zone neutre mais un objectif stratégique majeur

En octobre 1888, la convention de Constantinople avait confirmé la neutralité du canal, déclaré « libre et ouvert, en temps de guerre comme en temps de paix, à tout navire de commerce, sans distinction de pavillon », ce qui semblait infirmer les sombres prophéties formulées trois ans plus tôt par Renan lors de la réception de Lesseps à l'Académie. La coopération financière et commerciale des deux pays dans la Compagnie du canal créait par ailleurs des intérêts communs qui permettront à l'exploitation de la voie d'eau de se poursuivre sans heurts jusqu'en 1956, date de sa nationalisation par le colonel Nasser. L'évolution des chiffres du tonnage des navires empruntant le canal est révélatrice du succès rencontré. On passe ainsi de 436 000 tonneaux en 1870, à 20 275 000 en 1912 et à 34 418 000 en 1938. On comprend ainsi pourquoi les deux guerres mondiales ont fait du canal un objectif stratégique majeur. En 1915, les Turcs tentèrent sans succès de s'en emparer car l'artillerie des cuirassés anglais stoppa net la progression des troupes de Djemal Pacha le long de la côte nord du Sinaï. En 1940, la menace italienne fut rapidement conjurée et les forces du général Graziani aisément refoulées vers l'ouest mais il en alla autrement en 1942 quand, après s'être emparées de Tobrouk, les forces de l'Axe placées sous les ordres du maréchal Rommel purent s'avancer jusqu'à El-Alamein. Devenue formellement indépendante depuis 1936, l'Égypte devait encore compter avec la présence militaire britannique dans la zone du canal.

L'intervention franco-anglaise de 1956

Le coup de force des officiers libres réalisé en 1952 impose cependant à l'Angleterre de négocier l'accord du 19 octobre 1954 qui prévoit, dans un délai de vingt mois, l'évacuation de ses troupes. Le 26 juillet 1956, le colonel Nasser, le nouvel homme fort du pays, prend prétexte du refus américain de financer la construction du barrage d'Assouan pour annoncer la nationalisation de la voie d'eau. Paris et Londres, qui entendent défendre les intérêts de la compagnie, initialement chargée de l'exploitation jusqu'en 1968, s'accordent avec le gouvernement israélien pour déclencher une intervention militaire. Celle-ci aboutit à la prise de contrôle du canal par les troupes alliées mais débouche sur un cuisant échec politique puisque l'URSS, les USA et l'ONU condamnent l'opération et contraignent Français et Anglais à y renoncer. Bénéficiant du soutien financier des monarchies pétrolières du Golfe, Nasser entend réaliser des aménagements qui permettront de développer le trafic et d'enrichir ainsi l'Égypte mais la « guerre des Six Jours » israélo-arabe de juin 1967 ruine tous ses projets dans la mesure où les Israéliens s'emparent du Sinaï et viennent s'installer sur la rive gauche du canal, désormais fermé au trafic pour plus de six ans.

La nouvelle donne maritime et pétrolière entraîne le déclin du canal

La guerre du Kippour d'octobre 1973 permet à l'Égypte de rétablir sa souveraineté mais la voie d'eau ne revêt plus désormais la même importance. La révolution des transports maritimes est passée par là et les pétroliers géants qui empruntent la route du Cap pour relier le Golfe à l'Occident ne peuvent plus utiliser le canal, réservé désormais à des navires de tonnage limité. La réalisation du projet pacifique imaginé par Lesseps n'en avait pas moins largement contribué, durant près d'un siècle, au développement du commerce et à la prospérité du monde.

Philippe Conrad
Mai 2003
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