Une page d'histoire à
Port Fouad en 1956.
Au lendemain de la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez, le
26 juillet 1956, tous les postes de direction du Canal se sont vus dédoublés
par des militaires égyptiens. J'occupais à cette date un
poste de rédacteur au Magasin Général à Port
Fouad, dirigé par l'ingénieur Moustapha Wahba, auquel un
commandant, du nom de Abdel Aziz Tewfick, avait été imposé.
Le colonel Younès venait d'être chargé par le président
Nasser d'assumer la présidence de la Compagnie nationalisée,
dorénavant appelée "Organisme du Canal de Suez".
Malgré l'absence en congé hors d'Egypte d'une bonne partie
du personnel, la navigation s'est maintenue à son rythme habituel
et le français est demeuré langue de correspondance entre
les bureaux de l'Organisme.
Le 15 septembre 1956, monsieur Reymond remet au colonel Younès
la démission collective de tout le personnel étranger, qui
quitte l'Egypte dans les jours qui suivent. Seuls demeurent à l'Organisme
le personnel égyptien et une minorité de Grecs. L'ingénieur
Wahba est transféré à Ismaïlia, et je me trouve
chargé d'assumer les fonctions de chef du Service Actif, sous la
direction du commandant Tewfick.
Fin octobre 1956, Israël lance ses chars d'assaut dans le Sinaï.
La France et l'Angleterre décident d'intervenir pour séparer
les deux ennemis, et assurer la liberté de navigation au Canal.
C'est la guerre : Port Saïd et Port Fouad sont bombardés,
des forces françaises et anglaises s'approchent par mer de Port
Saïd. C'est la "triple et lâche agression" crie l'Egypte
à haute voix. Elle se hâte alors de couler bateaux et petits
remorqueurs ; la grande drague Paul Solente est dynamitée à
l'entrée du Canal, obstruant le passage à tous les navires.
Et le débarquement a lieu.
Cette situation très critique se poursuit à Port Saïd
et Port Fouad, séparés ainsi du reste de l'Egypte jusqu'à
fin décembre. Des pourparlers de haute politique entre les Etats-Unis,
la Russie, la France et l'Angleterre aboutissent au retrait nécessaire
et impératif des forces françaises et anglaises de la terre
égyptienne. Le 23 décembre ces troupes quittent les eaux
de Port Saïd : un climat de liesse et de vengeance se généralise,
le peuple criant et vociférant sa colère contre tout ce
qui est étranger. La nuit, la foule toujours surexcitée
s'acharne sur la statue de Ferdinand de Lesseps et la fait tomber à
l'eau.
Mais par un heureux hasard, juste contre la berge, se trouvait un chaland
contenant des sacs de ciment et la statue dynamitée s'y est posée
en tombant. Je suis averti le lendemain par Bruskianos, le chef des Manutentions
au Magasin Général, de la situation. Je décide d'envoyer
notre remorqueur Horus pour amener le chaland au bassin du Magasin. L'opération
se déroule en toute discrétion, durant la nuit, la statue
ayant été couverte de bâches et autres sacs de ciment.
Avec notre pont roulant et le minimum de personnel nécessaire,
la statue est posée sur un wagonnet et dirigée à
l'intérieur du hangar des matières lourdes, situé
au fond du terre-plein du Magasin Général.
Le lendemain, je fais part à mon chef, le commandant Tewfick, de
ce que j'ai fait. Très embarrassé, il me reproche d'avoir
agi ainsi sans en référer à lui pour qu'il en réfère
à l'autorité militaire suprême d'Ismaïlia. Je
lui réponds que je ne pouvais attendre le temps des formalités
avant d'exécuter rapidement ce que je jugeais absolument nécessaire.
Je lui demande de m'obtenir une entrevue avec le colonel Younès,
ajoutant que j'assume l'entière responsabilité de mon action.
Et, à sa première visite au Magasin Général,
je lui raconte mon récit, lui expose les raisons qui m'ont poussé
à agir rapidement et en toute discrétion, la statue de Ferdinand
de Lesseps étant d'une grande valeur historique pour l'Egypte,
la France et le monde entier. Le colonel Younès m'approuve, me
félicite et me demande de garder le secret de ce qui s'est passé.
En juin 1970, après 29 ans au service du Canal de Suez, je demande
ma retraite anticipée et viens en Europe poursuivre une autre carrière,
sans oublier de m'assurer que la statue de Ferdinand de Lesseps est toujours
à la place où on l'avait déposée.
François-Richard ATALA (Fouad-Rachid ATALLAH)
|